Grand silence / Sandrine Revel, Théa Rojzman

Couverture de l'album
   Le grand silence du titre de cet album est le nom de l’usine construite sur l’île, métaphore de notre société : elle avale les cris des enfants abusés sexuellement, pour permettre aux adultes de vivre dans un monde où 1 personne sur 10 déclare avoir été victime d’inceste (chiffre donné en fin d’ouvrage, parmi d’autres concernant la situation en France). La traduction fictionnelle et graphique des violences sexuelles, sous forme d’un conte, est puissante : on ne voit pas les actes, mais on voit les enfants abusés allongés, leur tête séparée de leur corps jetée un peu plus loin. Ils tentent tous de la remettre, car il faut retourner à l’école, à la fête de famille ou à la table du petit-déjeuner, mais parfois c’est compliqué, car la tête retombe… Pour beaucoup, s’ajoute un trouble associé : des piquants qui poussent à l’intérieur de soi, et qui vous poussent à faire beaucoup de bêtises pour vous faire détester. Une grosse bête velue qui vous fait rapetisser, cesser de manger, se faire vomir pour que les adultes ne vous voient plus.
    Heureusement, auprès de ces enfants travaille une institutrice en fauteuil roulant, qui a perdu ses jambes quand elle était enfant – elle a développé une maladie auto-immune après que son père a abusé d’elle… Elle voit les piquants sur le corps des enfants malmenés, ceux qui rétrécissent, ceux qui se transforment en tas de boue. Elle voit les paroles empêchées, tous les phylactères vides qui flottent au dessus de ses jeunes élèves. Alors elle décide d’aller poser une bombe dans l’usine Grand silence. Les effets sont dévastateurs : personne n’est en mesure d’entendre tous ces cris retenus depuis si longtemps. Certains, au gouvernement, se réfugient dans des bunkers insonorisés construits en prévention du possible accident. D’autres, nombreux, mettent des bouchons d’oreille. Mais quand les paroles ont pour effet de colorer les personnes concernées (en bleu les victimes, en rouge les agresseurs, en violet ceux qui ont été les deux à la fois), plus personne ne peut faire comme s’il n’y avait pas de problème. Certains essaient de se défendre (« C’est elle qui voulait, Madame la Présidente ! Elle m’a dragué ! » « Quel âge avait-elle ? » « Euh… 6 ans, Madame la Présidente
»), d’autres s’enfuient carrément. Mais quelque chose est en marche qui ne peut plus être arrêté.
    C’est la conviction des auteures de cet album. La scénariste, Théa Rojzman, explique dans une postface qu’elle aurait pu raconter sa propre histoire, mais qu’elle a préféré choisir la forme du conte, car elle est convaincue qu’il faut d’abord libérer la parole des victimes pour que les mots des enfants soient entendus par tous, et qu’ensuite on pourra commencer à réparer les conséquences ravageuses (pour les individus et la société) de ce fléau. Les couleurs jouent un rôle important dans cette histoire, et Sandrine Revel les manie avec une grande maîtrise. Sur ce sujet difficile (1 sur 10 = combien dans un établissement de 600 élèves ?) cet album est une porte d’entrée bienvenue, la forme du conte posant la distance parfois nécessaire pour pouvoir aborder le sujet. Un album utile dès le collège, en lycée et LP.



Références :
Grand silence / Sandrine Revel, Théa Rojzman. Glénat, 2021. 978-2-344-04105-5. 23€.